Un monde flamboyant, Siri Hustvedt
"Sa majesté-bébé, ce nouveau-né qui se croit le centre du monde, vit encore quelque part en chacun de nous".
Ne lire qu'un roman de la rentrée littéraire et tomber sur le livre idéal, celui qui touche le coeur et l'esprit.
Je n'arrive toujours pas à accepter la non-existence d'Harriet Burden, j'ai l'impression qu'on m'arrache une amie. Dans la continuité de mes Vies imaginaires, j'ai choisi ce roman justement parce que j'étais attirée par "la formidable création littéraire que constitue le personnage de Harriet Burden", mais je n'ai pas pu m'empêcher de taper son nom sur Google pour vérifier.
Et sur Facebook : quel autre endroit apporte une preuve définitive de l'existence, de nos jours?
C'est toute l'oeuvre qui est flamboyante. Elle a de la chair, Harriet, une chaleur indéniable, épaisse et envoûtante, celle d'une femme dont on voudrait partager le canapé et boire les paroles.
Témoignages d'amis et interviews, articles de presse, extraits de journaux intimes. A l'aide de ces quelques outils, Siri Hustvedt fait surgir du néant une artiste négligée, une femme qui a vécu toute sa vie dans l'ombre de son mari marchand d'art. Épouse fidèle et mère dévouée qui ne se sentait pas même à l'étroit. Mais quand Felix décède, l'onde de choc l'ébranle et fait surgir une autre Harriet qui consacrera le reste de sa vie à son grand projet : être enfin prise au sérieux. Pied de nez magistral au snobisme du monde de l'art, elle qui n'a jamais été remarquée, elle rencontrera le succès en se cachant derrière des personnalités masculines, des artistes hommes qui vont endosser la paternité de ses oeuvres.
Harriet est un puits de culture, elle a tout lu, elle joue, son savoir s'étend et s'enroule autour de ses œuvres, qui sont si bien décrites que j'ai parfois eu l'impression d'être dans le musée et de vivre ses scènes, de jubiler avec elle ou de hurler de rage. Pour la première fois de ma vie j'ai pris un plaisir intense à l'art contemporain. Je l'ai vécu dans sa chair à elle, j'en ai compris des aboutissants. J'en ai aimé la poésie, aimé sa façon de crypter ses messages.
Je n'arrive vraiment pas à me dire que tout n'est qu'invention. Le soucis de cohérence du roman est poussé à l'extrême, parfois des notes de bas de page renvoient à des ouvrages critiques ou glosent à propos des écrits de Burden.
Il faut qu'Harriet Burden existe, parce qu'elle a de l'humour, de l'esprit, des fêlures et du corps, parce qu'elle se bat. Et j'aime ce qu'elle crée et plus encore ses raisons, son parcours, son enfance, son mariage.
J'aime Harriet pour son chemin.
Il ne faut pas s'arrêter au féminisme de l'oeuvre. Il est surtout question du regard que l'on porte - pas seulement sur l'art - et de tout ce qui nous influence dans nos jugements, qu'on le veuille ou non. Nous décodons le monde à la lumière de ce que l'on pense déjà savoir. C'est très drôle , d'être dans la confidence, de lire les critiques qui encensent l'artiste noir et homosexuel et de rire sous cape avec Harriet du ridicule de leurs interprétations. Mais je ne suis pas que spectatrice complice, je suis aussi celle qui vient d'écrire qu'elle avait aimé les oeuvres (imaginaires) d'une artiste (imaginaire) à la lumière toute fictive de la personnalité d'un personnage. C'est parce qu'Harriet était si vivante à mes yeux que j'ai donné du sens à ses créations, aux chambres peuplées de poupées, aux variations de grandeurs et de volume, à l'atmosphère oppressante. J'incarne les travers pointés par Harriet. Je suis une victime ridiculisée par un masque.
Quand j'arrive à ne plus croire en l'existence d'Harriet, ma lourde déception se mue en une tendre admiration pour l'auteure. C'est savant, savoureux, engagé, intellectuel à la perfection - mon dieu comme je souffre, depuis, sur ma nouvelle lecture, comme elle est pauvre.
C'est comme en amour, je suis bien consciente que le charme pourrait ne pas agir sur d'autres que moi, mais le voici, mon livre de l'année.
Aussi , puisque j'ai reçu ce livre dans le cadre des matches de la rentrée Price Minister et qu'il me faut donner une note (on a encore le droit? Personne ne va se sentir stigmatisé? )
Je mets 20.