Dans la toile du temps, Adrian Tchaikovski
"Qu'éprouve-t-on quand on est vous ? Une question à laquelle personne ne peut répondre, parce que personne n'est capable de sortir de son cadre de référence."
Est-ce que je tiens mon coup de coeur de l'année ? Possible !
J'ai l'impression que certains sujets sont à la mode et que si je continue à lire de la science-fiction récente, ce qui est bien parti, je risque de les retrouver jusqu'à plus soif. Qu'importe, à l'heure actuelle, j'ai encore le gosier sec.
Il est donc cette fois encore question d'une ère lointaine, celle de l'effondrement de notre civilisation. C'est à peine de la S.F., d'aucuns tiennent cela pour acquis. Simplement ce ne sera pas en 2050, mais après l'essor technologique habituel (intelligence artificielle, vaisseaux spatiaux, conquête d'autres planètes etc.) D'ailleurs l'auteur n'épilogue pas là-dessus, il incipite plutôt. Vite fait et de loin. L'effondrement est vécu depuis le tréfonds de l'univers, à la périphérie d'une planète que la Dr Kern terraforme pour y envoyer ses précieux singes. Des singes qui grâce à un nanovirus capable de manipuler leur génome graviront quatre à quatre les marches de l'évolution. Sauf que ces abrutis d'humains se chamaillent et qu'en trois coups de cuiller à poum... ils ont tout fait péter. Fin de l'Histoire, la Dr Kern a juste le temps de mêler son cerveau à un ordi, les singes sont cuits, il ne reste rien.
Quelques siècles plus tard. A bord d'une arche, les survivants de l'humanité sont ... Je vais me perdre si je m'entête à vouloir résumer ne serait-ce que le début. Parce que je vais vouloir tout dire.
Changeons d'angle. Il est génial ce récit, pour plusieurs raisons. D'abord il est parfaitement dosé, bien mieux que Latium, dont le sujet était très proche, mais qui était infiniment plus exigeant. Cette fois il m'a semblé que c'était à la fois accessible et intelligent.
Le coeur du livre, c'est le temps.
Un seul point de départ - ce jour où l'humanité s'auto-détruit et deux parcours qui vont nous être narrés en parallèle. Vous voyez que je ne râle pas pour rien. Si je me plains 99 fois sur 100 de cette mode des chapitres avec points de vus alternés c'est pour pouvoir dire que là, enfin, c'est utilisé pour servir à bon escient le récit. Je savais que c'était possible !
Donc. D'un côté, l'évolution des humains, car il en reste quelques uns, notamment les experts (chacun dans leur domaine, c'est le principe d'une arche). Certains sont nommés, ce sont les personnages que nous suivons. Sous leur responsabilité, quelques milliers d'autres, anonymes, endormis dans leur caisson de stase, "cargaison" de l'arche, que l'on réveillera si l'on trouve où s'installer. Notre héros principal est linguiste, spécialiste des Anciens (ceux qui ont déglingué leur planète, c'est à dire nous). Il doit avoir la trentaine au début, on va le suivre sur l'équivalent, disons, de deux tiers de sa vie.
En parallèle, l'évolution à partir de zéro d'une nouvelle civilisation intelligente, celle des araignées. Car si l'humain du passé ne pouvait envisager comme cobaye que quelque chose de très proche de lui, le nano-virus, qui a l'esprit moins étriqué, à défaut de singe a pris ce qu'il a trouvé sur place. Je n'aime pas beaucoup ces bestioles mais ce roman, je dois dire, m'en rend un peu honteuse. L'auteur est zoologue. On s'y croirait, dans la peau de ces petites choses (et même pas peur). Ce qu'il propose est très intelligent. A vitesse accélérée par ce fameux virus, il fait progresser les araignées comme l'être humain a progressé au cours des temps, en passant par les mêmes grands stades. Guerres, querelles religieuses, esclavagisme, interrogations politiques, découvertes scientifiques.
"Lorsque Bianca a été dénoncée par une autre savante dissidente, une visite inopinée de son laboratoire a démontré que ses recherches personnelles s'étaient portées sur l'astronomie, une science qui a particulièrement tendance à produire des hérétiques."
C'est comme lire un livre d'Histoire, mais vu à travers d'autres yeux. Pas mal d'yeux en fait, même, car de ce côté les araignées sont bien dotées.
J'ai adoré cette façon de faire. D'autant que ces araignées, qui mangent leurs mâles après l'accouplement, vont commencer par former une société matriarcale et qu'on revivra en bonus, à travers l'évolution du mâle Florian, l'histoire de l'émancipation de la femme.
"Si Grand-Nid et beaucoup d'autres grandes cités continuent à fonctionner tant bien que mal, c'est surtout parce que nombre de mâles ont profité de l'occasion pour se glisser dans les rôles traditionnellement réservés aux femelles."
C'est l'autre trait de génie. Les araignées sont, comme les humains, nommées pour qu'on puisse les reconnaître et les suivre comme des personnages à part entière. Sauf que pour pouvoir traiter avec elles des périodes de temps de plusieurs centaines d'années, le nom ne désigne pas un individu, comme notre linguiste, mais plutôt un type. Ainsi, d'époque en époque, Portia sera la femme d'action et Bianca la scientifique, Fabian le mâle qui arrachera à chaque nouvelle génération un peu plus de droits et de libertés.
J'ai trouvé ça habile, ça fonctionne très bien. On suit les deux séries de personnages, qui semblent cheminer de concert alors que l'une se vit en temps humain et l'autre fait défiler les siècles. Jusqu'à se rejoindre. Il faudra bien confronter ces deux civilisations l'une à l'autre. Ce qui corse encore les choses, c'est qu'au sein du vaisseau humain, le temps ne s'écoule pas non plus de façon linéaire, en années standard. Car chacun entre et sort à son rythme de son caisson d'hibernation. Comme une vidéo qu'on met en pause. Et la femme embrassée à trente ans pourrait bien, deux siècles plus tard, tantôt être votre cadette, tantôt votre grand-mère, selon qu'elle a passé plus ou moins de temps que vous réveillée.
Comme toujours, j'en ai dit beaucoup et je me sens à côté de l'essentiel. C'est le propre de ce genre de discours qu'on dirait amoureux. On voudrait expliquer, justifier... on se heurte à la pauvreté des mots. J'ai aimé, c'est tout. Il vous faut vraiment des raisons ?
* Ma femme m'a dit qu'il fallait mettre une astérisque, qu'on sache que ce n'est pas une faute le 's' à mens.