Derrière la porte, Sarah Waters
Imaginez un bord de lac, à l'époque préhistorique. Un homme et une femme (respectons toujours à la parité) se promènent au soleil. Avec les moustiques, ça gratte un peu sous les peaux de bêtes. Quand soudain, oh! quel joli caillou ! Ils ne peuvent pas savoir - mais nous oui - qu'il s'agit du premier silex, qui coupera le premier steak de mammouth et servira à allumer le premier feu pour le cuire à point.
Il s'agit donc de savoir qui des deux obtiendra ce précieux outil. Voilà donc nos deux préhistos qui se décident à le jouer à pile ou face et se mettent en quête d'une pierre à la forme approchant de celle d'une future pièce de monnaie, laquelle n'a pas encore été inventée, non plus que le capitalisme. Ni l'anticapitalisme d'ailleurs, soyons justes.
Drame ! Au moment de lancer la pièce, en l'absence de gravure, comment distinguer le côté pile du côté face?
Preuve que l'évolution procède par touches infimes, de nombreux siècles plus tard, j'en suis encore à méditer sur le titre de ce livre et à me demander "Mais quel est donc le côté qui est derrière la porte?"
Gare, derrière !
En revanche, je sais parfaitement quel côté est le derrière du livre et c'est celui qu'il faut éviter !! J'ai hésité à commencer mon article en dénonçant ce scandale : quand Cera m'a offert le livre, j'ai bêtement lu le résumé et je n'ai cessé de m'en mordre les doigts, ne voyant jamais arriver, tandis que j'avançais dans ma lecture, l'évènement annoncé par la 4e de couverture.
J'ai dû attendre la page... 401 !! 401 pages (sur 700) d'intrigue dévoilée par un résumé, je crois qu'on atteint des sommets. Je pense que quelque part, ma lecture en a été un peu gâchée.
Ceci dit, mettons qu'on se fixe de ne rien dévoiler post-100 pages, qu'obtiendrait-on?
Angleterre des années 20.
Ruinées par les mauvais placements de leur défunt père et mari, Frances et sa mère se décident à sous-louer quelques pièces à l'étage de leur grande demeure. Arrive alors le couple Barber, d'un milieu social moins guindé.
Je reconnais que c'est peu. Mais de là à raconter tout le reste du roman...
J'ajoute, sans me souvenir exactement du moment où on l'apprend, que Frances est homosexuelle ce qui ne surprendra pas qui connait Sarah Waters. A ce propos, j'ai lu hier une critique du roman sur un autre blog et admiré sa façon d'éviter du début à la fin le L-Word et jusqu'au thème, même.
J'ai à présent découvert trois romans de cette auteure et j'identifie bien ses habitudes :
. Création d'un très crédible cadre historique, fin XIXe ou début XXe, avec une attention particulière portée à la description sociale et à l'étude de moeurs.
. Couple de femme dont l'une est souvent issue d'un milieu bourgeois et, comme dans Affinités et Derrière la porte, doit faire face à la condamnation de sa famille, plier et couvrir son honteux secret, le tout en gardant dans la tête ou dans les parages le fantôme d'une ex qui fut un grand amour.
. J'ai aussi noté, parce que ma lecture de Sous influences est récente, une certaine parenté avec les écrits de Radclyffe Hall. Sans doute en raison de l'époque dépeinte et du langage. Les pères semblent vraiment soucieux de ruiner leur maisonnée, en tout cas.
Apnée quand tu nous tiens
Ce roman-ci tient en haleine - au moins entre la page 401 et la dernière. Le désir de faire un roman à suspense est palpable mais j'ai toutefois trouvé le rythme plus heurté. Quelques scènes intenses (ou torrides), suivies de longs plats qui usent les nerfs, de pages tournées presque avec violence pour qu'enfin il se passe quelque chose, qu'on avance, qu'on sache, qu'on choisisse.
C'est très torturé, finalement, très prise de tête pour ces pauvres malheureuses.
Je pense que toute cette tension, parfois satisfaite, parfois frustrée, m'a un peu perturbée et que j'en garde une impression diffuse d'être passée sous les roues d'un tracteur.
Mais quel est donc le côté qui est derrière la porte?
Mesdames, messieurs, ce n'est pas un, ce n'est pas deux, tenez, ce n'est même pas trois mais pas moins de quatre faces à cette porte que nous pouvons vous vendre !
Vu de la la rue, la porte de cette grande maison bourgeoise dissimule derrière son très convenable battant bien des secrets et des drames qui menacent à chaque instant de sortir, d'éclater au grand jour et d'éclabousser de scandale le respectable quartier, pour le plus grand plaisir de ses habitants.
A l'intérieur, principe même de la sous-location, voici une nouvelle porte, une porte dont on négligeait jusqu'ici la présence, qui n'avait pas d'épaisseur et qui en prend brusquement lorsque des étrangers viennent en prendre possession. Une porte qui se referme et qui vous exproprie de pièces qui étaient auparavant les vôtres, croque un bout de votre maison, reconfigure les lieux et souligne douloureusement, en se refermant, la misère de vos finances.
On prête l'oreille à ce qui se passe derrière cette porte, on épie, on écoute, on fait des hypothèses. On y glisse l'oeil aussi quand on peut, pour jauger les meubles, les couleurs criardes. Un couple si différent, si vivant, bruyant. Une porte entre deux mondes.
Pour Lilian Barber, derrière la porte, c'est Frances, cette intrigante logeuse qui s'occupe de sa mère et fait tout, toute seule, sans domestique. Mais le prestige social est là, intimidant. Derrière sa porte, c'est un monde qui l'attire, au sein duquel elle est incluse physiquement mais loin d'être intégrée.
Enfin, pour en revenir à la porte d'entrée, plus on avance dans le roman, plus ce qui se trouve derrière la porte prend de l'importance. C'est le reste du monde, qui s'oppose au repaire constitué par le foyer. Un monde hostile, avide de sensations, de gros titres et de scandales. Un monde qui lui aussi écoute aux portes, menace l'intimité des habitants et fouille dans ses poubelles.
J'omets par soucis de convenance une autre porte dont il est souvent fait mention : celle des toilettes communes aux quatre habitants, dans le jardin.