Triste tigre, Neige Sinno
Drôle de calendrier pour moi que cette lecture, qui tombe au plus mauvais moment. Ou au meilleur je n'ai pas tranché. Quand je me pose tant de questions sur le désir, la violence, le respect, la justice dans les affaires de violences sexuelles, les traumatismes, la parole et les secrets. En janvier, j'écrivais à propos d'une scène de viol d'enfant qui ouvre L'art de la joie de Goliarda Sapienza, qu'il fallait le voir comme une préparation à ma lecture prévue cette année de Triste Tigre... Quel étrange expérience alors de trouver ce roman-là mentionné dans ce récit autobiographique, justement pour cette scène.
Je termine ma lecture avec pas moins de 14 marque page dans le livre, un record.
Je ne peux pas avoir de coup de cœur sur un thème si glaçant... Ni commenter la forme, car le contenu écrase tout, même si j'ai apprécié les références littéraires et ce poème Tiger, Tiger, particulièrement ce passage :
"Quand les astres eurent baissé leurs armes,
Et trempé le ciel de larmes,
A-t-il souri son forfait accompli ?
Celui qui créa l'agneau t'a-t-il fait aussi ? "
Le bien et le mal issu du même creuset, quelle préoccupation est plus actuelle, brûlante et angoissante... ?
Forcément, la forme est effacée par le fond, même si dès le départ, l’œuvre s'interroge sur son statut, son objectif, ses conditions d'existence.
"Quand on est en enfer, on n'écrit pas, on ne raconte rien, on n'invente pas non plus, on est juste trop occupé à être dans l'enfer."
L'auteur des viols subis par l'autrice enfant, viols nombreux, sur des années est son beau-père. Il a été condamné, un peu. Mais uniquement parce qu'il a avoué, sans quoi, rien ne se serait passé. Ce qui reste la règle de nos jours... Comment prouver ce qui se passe dans l'intimité du foyer ?
Les mécanismes du traumatisme sont décortiqués, de la dissociation mentale et de la fabrique du silence, enfant, aux impacts dans sa vie affective, familiale, adulte. C'est d'un grand intérêt, parce que quand on a pas vécu un tel choc, il est difficile d'appréhender ses conséquences.
"Le problème c'est que pendant longtemps, pour moi, que je le veuille ou non , que je choisisse de l'étouffer ou de l'exalter, tout était en rapport avec le viol".
Le moment où elle raconte qu'elle caresse le dos de sa fille pour l'endormir tout en imaginant qu'elle pourrait l'agresser et quelles seraient ses réactions. Terrible passage pour moi, parce que c'est un geste que je fais souvent avec ma fille pour l'endormir et j'aurais préféré ne jamais l'associer à ça...
La question de la justice, comme toujours, m'a intéressée :
"Un procès ne permet pas d'établir la vérité. Il permet une confrontation de plusieurs versions d'un même fait, ou série de faits, d'un même événement, de ses conséquences, de ses enjeux, de négocier parfois une version commune, ou ce qu'il y a de plus approchant"
Son beau-père refait sa vie, après la prison, nouvelle femme, nouveaux enfants... ça m'a fait penser au livre sur la prison. Un jour on en sort, punir n'est pas tout. Et techniquement, on en sort innocent, c'est comme une grosse machine à laver. Quid de ceux qui n'y passent jamais ?
Cette formule, particulièrement, pour des raisons qui me sont propres, me restera "En ce sens il a gagné et je n'y peux rien. Damaged for life".
Je ne peux pas faire une vraie critique de ce livre, j'en abandonne l'idée.